III

Dans les monts Blue Ridge, en Virginie, près de la frontière avec le Tennessee et la Caroline du Nord, la CIA possédait une portion de forêt de feuillus ponctuée d'épicéas, de sapins et de pins, couvrant une superficie de cent hectares. Cette zone protégée se trouvait dans une partie sauvage de la Jefferson National Forest, un territoire accidenté, parsemé de lacs, de torrents et de cataractes, loin des sentiers battus de randonnée. Les villes les plus proches, Troudale et Volney, étaient à plus d'une heure de voiture. Cette nature préservée, défendue par des barbelés et une clôture électrique, était appelée, au sein de la CIA, « le Parc » — un nom anodin et passe-partout, vite dit et vite oublié.

Certains équipements exotiques, comme des explosifs miniaturisés, étaient testés parmi les rochers. Émetteurs et systèmes de pistage étaient peaufinés dans cette enclave, leurs fréquences calibrées pour échapper aux écoutes des parties ennemies.

On aurait pu se promener dans le Parc indéfiniment sans jamais remarquer la petite construction de verre et de béton qui faisait office de QG, de centre d'entraînement et de formation, ainsi que de gîte pour les résidents. Le bâtiment était installé à une centaine de mètres d'une clairière aménagée en aire d'atterrissage pour hélicoptères ; l'endroit, cerné par la végétation et situé sur une élévation de terrain, était quasiment indétectable.

Harry Dunne n'avait guère été loquace pendant le voyage ; le seul moment où les deux hommes eurent l'occasion d'échanger quelques mots fut durant le court transport en limousine jusqu'à l'hélicoptère qui les attendait au campus. Une fois à bord de l'appareil, on leur avait fait coiffer des casques antibruit qui les avaient isolés dans une bulle de silence. A leur sortie de l'hélicoptère vert bouteille de l'État, Bryson et Dunne accompagné de son aide de camp taciturne avaient été accueillis par un assistant lambda.

Bryson et Dunne, suivis des deux adjoints, avaient traversé le hall parfaitement anodin du bâtiment, puis descendu un escalier menant à une pièce en sous-sol, spartiate et basse de plafond. Sur les murs blancs étaient montés, comme deux tableaux de peinture moderne, une paire d'écrans à plasma. Les deux hommes s'assirent derrière une table en acier anodisé ; l'un des assistants disparut en coulisses, l'autre se posta à côté de la porte.

Sitôt qu'ils furent installés, le directeur adjoint de la CIA parla sans détour :

— Avant toute chose, résumons l'état actuel de vos pensées... commença-t-il. Vous pensez être une sorte de héros de l'ombre. C'est en fait la conviction fondamentale qui vous a permis d'endurer quinze ans d'une vie de stress qui en aurait fait craquer plus d'un en un rien de temps. Vous croyez avoir passé quinze ans à servir votre pays, à travailler pour un service de renseignement ultra-secret nommé le Directorat. Pratiquement personne, même au plus haut niveau du gouvernement, ne connaît l'existence de cette organisation, à l'exception peut-être du président du conseil des services de renseignement et de quelques membres clés de la Maison-Blanche. Un petit cercle d'initiés — du moins, aussi petit que faire se peut dans ce monde déchu.

Bryson prit quelques lentes inspirations, bien décidé à ne pas laisser filtrer ses sentiments. Il était pourtant sous le choc ; la CIA savait des choses qui étaient sous le sceau du plus grand secret.

— Il y a dix ans, vous avez même reçu la Médaille du Mérite de la part du Président pour services rendus à la nation, poursuivit Dunne, mais vos missions étaient si clandestines, qu'il n'y a eu ni cérémonie, ni Président, et je parie que vous n'avez pas même eu le droit de garder la décoration.

Ce souvenir lui revint en mémoire : Waller ouvrant la boîte et lui montrant l'objet doré. Bien sûr, il aurait été trop risqué de laisser Bryson se rendre à la Maison-Blanche pour la cérémonie ; mais sa poitrine s'était néanmoins gonflée de fierté. Il était, certes, quelque peu frustrant de recevoir ainsi la plus haute distinction civile de la nation sans que personne soit au courant... mais Waller savait ses hauts faits, le Président aussi ; son travail avait aidé à rendre le monde un peu plus sûr, et cela suffisait à son bonheur. Bryson le pensait sincèrement. Telle était la gloire du Directorat : une gloire confidentielle.

Dunne enfonça un bouton sur le tableau de commande enchâssé dans la table ; les deux écrans à plasma se mirent à scintiller. Une photo de Bryson apparut, du temps où il étudiait à Stanford — ce n'était pas une photo officielle de promo, mais un instantané, pris à son insu. Une autre, ensuite, le montrait dans les montagnes du Pérou, en treillis, une autre encore, la peau basanée, la barbe grisonnante, incarnant un certain Jamil Al-Moualem, un Syrien expert en munitions.

Bryson ne pouvait plus contenir ses émotions, l'étonnement se muant en agacement, puis en colère. De toute évidence, il était pris en otage au sein d'une lutte intestine entre divers services secrets, où l'on mettait en cause la légalité des méthodes du Directorat.

— Fascinant, lâcha-t-il avec acidité, rompant finalement son mutisme, mais à votre place je montrerais tout ça à des gens mieux placés que moi pour en parler. Ma seule activité à l'heure actuelle est l'enseignement, comme vous le savez très bien.

Dunne se pencha vers Bryson et lui tapota l'épaule, cherchant sans doute à le tranquilliser.

— Cher ami, l'important n'est pas ce que nous savons, c'est ce que vous savez... et plus encore, ce que vous ne savez pas. Ainsi, vous pensez avoir offert quinze années de votre vie au service de votre pays...

Dunne regarda Bryson avec intensité. Calme, glacial, l'ancien agent du Directorat répondit :

— Je sais que c'est le cas.

— Et c'est là que vous vous trompez. Et si je vous disais que le Directorat ne travaille pas pour le gouvernement américain, qu'il n'a jamais travaillé pour lui mais, au contraire, contre lui ? — Dunne se laissa aller au fond de son siège et passa sa main dans ses cheveux blancs. — Je sais, c'est dur à avaler... ce genre de révélation n'est ni agréable à entendre, ni agréable à dire, je peux vous l'assurer... Il y a vingt ans, j'ai eu le même cas avec l'un de mes agents. Il était persuadé de travailler pour Israël, et il prenait ça très à cœur. J'ai dû lui expliquer qu'on l'avait berné. C'étaient les Libyens qui louaient ses services. Tous les contacts, les informateurs, les rendez-vous dans des chambres d'hôtel de Tel-Aviv, tout était monté de toutes pièces. Cela lui a fichu un sacré coup. Cet idiot n'aurait pas dû accepter de nous doubler pour commencer, même avec les Israéliens. Et pourtant, je n'ai pas pu m'empêcher d'avoir de la compassion pour ce pauvre type lorsqu'il a appris qui était son véritable employeur. Je n'oublierai jamais son visage.

Celui de Bryson était rouge de fureur.

— Quel rapport tout cela a-t-il avec moi ?

— On devait le conduire au tribunal le lendemain matin pour une audition à huis clos. Mais le gars s'est fait sauter la cervelle.

Sur les écrans, une autre image apparut.

— C'est bien le type qui vous a recruté, n'est-ce pas ?

C'était un cliché d'Herbert Woods, le professeur principal de Bryson à Stanford, un éminent historien. Woods avait toujours apprécié Bryson ; il admirait son don pour les langues — plus de dix langues parlées couramment — ainsi que sa mémoire étonnante. Le fait que son étudiant n'ait rien d'un gringalet avait sans doute pesé aussi dans la balance. Un esprit sain dans un corps sain, Woods y tenait beaucoup.

Les écrans passèrent au noir puis affichèrent une photo, avec beaucoup de grains. On y distinguait un jeune Woods dans une rue que Bryson reconnut au premier regard : c'était la rue Gorki à Moscou qui, après la fin de la guerre froide, avait retrouvé son nom d'origine, la rue Tverskaïa.

Bryson lâcha un rire sarcastique.

— C'est ridicule. Vous comptez m'apprendre le « scoop » qu'Herb Woods a été un coco dans sa jeunesse ? Désolé, les gars, mais c'est un secret de Polichinelle. Il n'a jamais caché son passé. C'est pour cette raison qu'il est devenu un anticommuniste aussi radical ; il était bien placé pour savoir à quel point leur blabla humaniste était de la poudre aux yeux.

Dunne secoua la tête, d'un air sibyllin.

— Ça va peut-être un peu trop vite pour vous... Reprenons. Je vous ai dit, en préambule, que tout ce que je vous demandais, c'était de m'écouter. Vous enseignez l'histoire à présent, n'est-ce pas ? Eh bien, faites-moi le plaisir d'écouter mon petit cours d'histoire contemporaine, sans m'interrompre. Vous connaissez le Trust, j'imagine ?

Bryson acquiesça. Le Trust était considéré comme la plus grande duperie dans le monde de l'espionnage au cours du XXe siècle. Une opération se déroulant sur sept ans, l'œuvre du grand espion de Lénine, Feliks Dzerjinski. Peu après la révolution russe, la Tcheka, la police secrète qui devait donner naissance au futur KGB, inventa un faux groupe de dissidents, le Trust, impliquant, soi-disant, d'anciens membres du gouvernement soviétique — des gens qui annonçaient, comme le prétendait la fausse rumeur, l'imminence de l'effondrement de l'URSS. Finalement, les groupes contre-révolutionnaires, en exil, furent amenés à collaborer avec le Trust ; par suite, les services secrets occidentaux devinrent de plus en plus dépendants des informations — totalement erronées, bien sûr — que le Trust leur fournissait. Non seulement la supercherie induisit en erreur les Occidentaux qui souhaitaient l'effondrement de l'Union Soviétique, mais elle permit à Moscou d'infiltrer les réseaux d'espionnage de leurs principaux ennemis. Le leurre fonctionna à merveille ; à tel point que le Trust devint un cas d'école, un exemple de tromperie étudié dans le détail par tous les services secrets de la planète.

Lorsque le subterfuge fut découvert, vers la fin des années vingt, il était trop tard. Les chefs contre-révolutionnaires en exil avaient été kidnappés et assassinés, les réseaux d'informateurs démantelés, les traîtres à l'intérieur de la Russie, exécutés. Comme l'avait dit un éminent analyste américain : « Le Trust est la duperie planétaire qui a permis l'établissement de l'État soviétique. »

— Vous versez dans l'histoire ancienne, railla Bryson, en remuant avec impatience sur son siège.

— Les bonnes idées ne vieillissent jamais, répliqua Dunne. Au début des années soixante, il existait au GRU un petit cercle de visionnaires de génie. Ces types s'étaient rendu compte que leurs différents services de renseignement étaient devenus inopérants parce qu'ils s'abreuvaient tous à la même source de désinformation que chacun avait créée pour se protéger — autrement dit, on récoltait beaucoup d'encre mais pas beaucoup de seiches. Ces types étaient de vrais génies avec des QI hors échelle, des perles rares. Bref, leur conclusion fut que les services secrets soviétiques passaient leur temps à courir après leur propre queue. Ils décidèrent de fonder un groupe alternatif, les Chakhmatisti — les joueurs d'échecs —, une sorte de club d'élite. Ils méprisaient leurs propres chefs russkofs, ignares et maladroits, et méprisaient plus encore les Américains qui coopéraient avec eux — de pauvres types sans intérêt, selon leurs critères. Ils étudièrent alors de nouveau l'opération Trust, se demandant s'il n'y avait pas quelque leçon à tirer de ce vieux canular planétaire. Ce que voulaient les Chakhmatisti, c'était recruter les meilleurs éléments dans le camp ennemi — exactement comme nous ; ils conçurent donc un moyen ingénieux pour obtenir leur coopération : faire appel à leur sens de l'aventure et leur promettre une vie exaltante.

— Je ne vous suis pas.

— Nous étions, nous aussi, un peu perdus, je dois dire, jusqu'à récemment... cela fait seulement quelques années que la CIA connaît l'existence du Directorat — et plus important, ce qui se cache derrière.

— Allez-y, éclairez donc ma lanterne.

— Je vous parle du plus grand gambit de l'histoire de l'espionnage moderne. Toute l'opération était un gigantesque coup monté. Comme le Trust. Le coup de génie de nos amis du GRU fut d'établir une base d'opérations en plein sol ennemi — chez nous. Un service de renseignement ultra-secret, n'embauchant que les meilleurs dans chaque domaine, des gens qui ignoraient tout de l'identité de leurs véritables patrons, appelés laconiquement le « consortium », et à qui l'on demandait de garder le secret absolu. Aucune autorité américaine ne devait avoir vent de leurs activités. C'était là, la grande astuce. Ils ne pouvaient parler à personne, et encore moins au gouvernement même pour lequel ils travaillaient si durement ! Tous ces gens étaient de bons et braves Américains qui se levaient le matin, buvaient leur café Maxwell, grillaient leur tranche de pain de mie Wonder Bread et se rendaient au travail dans leur Buick ou leur Chevrolet pour parcourir le monde au péril de leur vie — et tout ça sans jamais connaître l'identité de leurs véritables employeurs. Une machine parfaitement huilée qui tournait comme une horloge. Le grand coup.

Bryson ne pouvait entendre ces inepties plus longtemps.

— Allez vous faire foutre, Dunne ! Tout ça, c'est des bobards, un ramassis de conneries ! Si vous croyez que je vais gober tout ça, vous vous mettez le doigt dans l'œil ! — Il se leva, furieux. — Ramenez-moi chez moi ! Tout de suite ! J'en ai assez de cette mascarade.

— Je savais que vous n'alliez pas me croire sur parole, pas au début, du moins, répondit Dunne avec flegme, imperturbable sur sa chaise. Je n'y croirais pas davantage, si j'étais à votre place. Mais je vous demande encore quelques minutes de patience. — Il se tourna vers les écrans. — Vous connaissez ce gars ?

— Oui, c'est Ted... Edmund Waller, soupira Bryson.

C'était une photo de Waller jeune homme, costaud, mais pas encore obèse, portant un uniforme de l'Armée rouge, lors d'une sorte de cérémonie sur la place Rouge. Une partie du Kremlin se profilait à l'arrière-plan. En bas de l'image, s'inscrivait la biographie de Waller. Nom : gennadi rososvski ; né en 1935 à Vladivostok. Champion d'échecs dans son enfance. Parle couramment l'anglais depuis l'âge de sept ans (langue apprise auprès d'un Américain). Diplômé par le Parti en instruction politique et science militaire. Décoré plusieurs fois pour services rendus à la nation.

— Un champion d'échecs, répéta Bryson pour lui-même. Qu'est-ce que c'est que cette histoire ?

— On dit qu'il aurait pu battre Spassky et Fischer, s'il avait fait carrière, répondit Dunne d'un ton amer. Dommage qu'il ait choisi un autre échiquier pour exercer ses talents.

— Les photos peuvent être truquées, les pixels manipulés par ordinateur... commença Bryson.

— Qui cherchez-vous à convaincre, moi ou vous-même ? l'interrompit Dunne. Dans la plupart des cas, nous avons les originaux, et je suis prêt à vous laisser les inspecter à loisir. Je peux vous assurer qu'on a tout passé au microscope. On aurait pu ne jamais découvrir le pot aux roses. Mais la chance nous a souri. Il se trouve que nous avons eu accès aux archives du Kremlin. L'argent a changé de mains, et des dossiers enterrés ont refait surface. Un ou deux bouts de papier contenaient des informations troublantes. Pour être honnête, on aurait pu passer complètement à côté si on n'était pas tombés sur deux transfuges de second plan qui nous ont dit tout ce qu'ils savaient... Prises séparément, leurs dépositions ne présentaient guère d'intérêt. Mais en rapprochant ces renseignements avec les documents trouvés au Kremlin, le motif général a commencé à apparaître. C'est ainsi que nous avons appris votre existence, Nick. Mais il manquait encore beaucoup de pièces au puzzle, car l'opération était verrouillée de partout, compartimentée presque à l'infini, à la manière des organisations terroristes.

« On a donc commencé à cogiter, à se demander ce que l'on pouvait ignorer... Cela a été un dossier prioritaire pendant les trois dernières années. Nous n'avions pas la moindre idée de l'identité des cadres dirigeants — à l'exception, bien sûr, de votre ami Gennadi Rosovski, qui a un certain sens de l'humour, cela dit en passant ; vous savez d'où vient son pseudo ? Edmund Waller était un poète du dix-septième siècle qui connaissait sur le bout des doigts les arcanes du double jeu. Il ne vous a jamais parlé de la révolution anglaise ?

Bryson déglutit, la gorge nouée, et hocha la tête.

— Vous allez comprendre l'ironie de tout ça. Pendant l'interrègne, ledit Edmund Waller a écrit des poèmes à la gloire de Cromwell, le Lord protecteur. Mais, en secret, il était le principal instigateur d'un complot royaliste. Après la restauration, il fut reçu à la cour avec tous les honneurs. Cela ne vous met pas la puce à l'oreille ? Un type qui prend pour pseudo le nom du grand agent double de la poésie anglaise... Je suis sûr que, vous autres, érudits, êtes sensibles à ce genre d'humour.

— Vous prétendez donc que j'ai été recruté à l'université par une organisation ennemie, que tout ce que j'ai fait ensuite était bidon, c'est bien ça ? lâcha Bryson, sceptique.

— Mais la machination n'a pas commencé là. Elle a débuté avant. Bien avant.

Il pianota sur le clavier et une autre image apparut sur les écrans. Sur la gauche, Bryson reconnut son père, le général George Bryson, robuste, séduisant, la mâchoire carrée, à côté de sa mère, Nina Loring Bryson, une femme douce et réservée qui donnait des cours de piano et suivait son mari aux quatre coins du monde au gré de ses affectations, sans jamais proférer la moindre plainte. Sur la droite, une autre image — un cliché avec beaucoup de grains provenant des fichiers de police — montrant une voiture écrasée sur le bas-côté d'une route de montagne enneigée. Un éperon de douleur serra le ventre de Bryson ; malgré toutes ces années, ce souvenir restait insupportable.

— Une seule question, Bryson : vous croyez vraiment qu'il s'agissait d'un accident ? Vous aviez quinze ans à l'époque ; vous étiez déjà un élève brillant, un bon athlète, le fleuron de la jeunesse américaine... Vos parents périssent brutalement. Et vous voilà recueilli par votre parrain...

— L'oncle Pete, articula Bryson l'air absent, encore plongé dans un monde de douleur et de regret. Pete Munroe.

— Un nom d'emprunt, pas celui de sa naissance. C'est lui qui a choisi l'université où vous avez suivi vos études, ainsi que nombre de choses dans votre vie. Tout cela pour s'assurer que vous tomberiez entre leurs mains — celles du Directorat, s'entend.

— Mes parents auraient été assassinés lorsque j'étais adolescent ? marmonna Bryson, ne sachant plus que penser. Toute mon existence aurait été une vaste... supercherie, c'est ça ?

Dunne eut une grimace de regret.

— Si cela peut vous consoler, vous n'êtes pas le seul dans ce cas. Il y en a des dizaines comme vous. Vous êtes simplement leur plus belle prise.

Bryson aurait voulu défendre son point de vue, batailler ferme avec Dunne, lui démontrer que son raisonnement ne tenait pas debout, mettre en évidences les failles dans son dossier... Mais au lieu de ça, une sensation de vertige l'envahissait, un sentiment intense de culpabilité. Si ce type de la CIA disait la vérité — ou tout au moins une bonne partie —, qu'est-ce qui était alors réel dans sa vie ? Qu'est-ce qui était vrai ? Qui était-il lui-même ? Qui était le véritable Nick ?

— Et Elena ? articula-t-il, d'un ton de glace, ne voulant pas entendre la réponse.

— Oui, Elena Petrescu aussi. Un cas intéressant, d'ailleurs. Nous pensons qu'elle a été recrutée par la Securitate, et assignée à vos côtés par le Directorat afin de pouvoir mieux vous surveiller.

Elena... non, c'était inconcevable, elle ne faisait pas partie de la Securitate ! Son père était un ennemi de la police secrète roumaine, un mathématicien qui s'était retourné contre Ceausescu. Et il avait sauvé Elena, elle et ses parents... ils avaient marché main dans la main pendant des années...

*

Ils se promenaient à cheval sur une plage déserte et sans fin des Caraïbes. Ils passèrent du galop au petit trot. La lune était une pièce d'argent, la nuit douce et parfumée.

— Toute l'île est donc à nous, Nicholas ? exultait Elena. J'ai l'impression que nous sommes seuls ici, que tout nous appartient !

— C'est le cas, ma chérie, répondit Bryson gagné par son exubérance. Je ne te l'ai pas dit ? J'ai détourné des fonds sur des comptes de réserve et j'ai acheté toute l'île !

Son rire était une musique.

— Nicholas, tu es incorrigible !

— Nick-o-las — j'adore ta façon de dire mon nom. Où as-tu appris à monter aussi bien ? J'ignorais qu'ils avaient des chevaux en Roumanie.

— Bien sûr qu'il y en a ! J'ai appris à monter dans la ferme de ma grand-mère Nicoleta, au pied des Carpates, sur un poney Hutsul. On les élève là-bas comme bêtes de bât dans les montagnes. Ce sont des animaux si agréables à monter, si pétillants de vie, si endurants, et ils ne perdent jamais l'équilibre, même sur les chemins les plus accidentés.

— On dirait une description de toi-même.

Les vagues déferlaient derrière eux dans un fracas assourdissant. Le rire d'Elena résonna de nouveau dans l'air nocturne.

— Tu ne connais pas vraiment mon pays. Les communistes ont défiguré Bucarest, mais la campagne, la Transylvanie, les Carpates, sont des régions si belles, si préservées. Ils vivent encore là-bas comme à l'ancien temps, avec des charrettes tirées par des chevaux. A chaque fois qu'on en avait assez de la vie en ville, on allait chez Nicoleta à Dragoslavele, et tous les soirs elle nous faisait une mamagliga, une soupe avec du mais grillé et de la ciorba, mon plat favori !

— Tu as la nostalgie du pays.

— Un peu, oui. Mais ce sont surtout mes parents qui me manquent. Beaucoup. C'est si dur pour moi de ne pas pouvoir les voir. Un coup de fil une ou deux fois par an sur une ligne confidentielle, ce n'est pas assez !

— Mais au moins, tu sais qu'ils sont en sécurité. Ton père a beaucoup d'ennemis, des gens qui le tueraient s'ils savaient où le trouver. Des anciens de la Securitate, des tueurs professionnels, qui lui en veulent d'avoir précipité la chute de Ceausescu, et par conséquent la fin de leurs privilèges. Ils se cachent un peu partout, en Roumanie et ailleurs, mais ils n'ont pas oublié. Ils se sont organisés en bandes — ils se surnomment « les Nettoyeurs » ; ils traquent leurs vieux ennemis et les exécutent. Ils brûlent de prendre leur revanche sur celui qu'ils considèrent comme le plus grand traître du pays !

— Papa a été un héros !

— Bien sûr. Mais pour eux, c'est un traître. Et ils sont prêts à tout pour assouvir leur vengeance.

— Tu me fais peur !

— C'est juste pour te rappeler à quel point il est vital que tes parents restent cachés, dans le plus grand anonymat.

— Mon Dieu, pourvu qu'il ne leur arrive rien.

Bryson tira sur les rênes, pour arrêter son cheval, et se tourna vers Elena.

— Je te le promets, Elena. Je ferai tout ce qui est humainement en mon pouvoir pour qu'il ne leur arrive rien.

*

Une minute de silence s'écoula, puis une autre encore. Finalement, Bryson battit des paupières, comme s'il sortait d'un rêve...

— Mais cela n'a aucun sens. Je faisais du bon travail. Des dizaines de fois...

— ... vous nous avez foutus dans la merde, l'interrompit Dunne, jouant avec une cigarette sans l'allumer. Toutes vos grandes victoires étaient des bérézinas pour les intérêts américains. Et je vous dis ça avec la plus grande considération pour vos talents de professionnel. Un simple exemple : ce « candidat modéré et réformateur » que vous protégiez... il était payé en fait par le Sendero Luminoso, les terroristes du Sentier lumineux. Au Sri Lanka, vous avez mis en pièces une coalition qui était sur le point de trouver un accord de paix entre les Tamouls et les Cinghalais.

Une autre image s'affichait sur l'écran à haute définition, les contours et les couleurs apparaissant pixel par pixel. Bryson reconnut le visage encore à moitié flou.

C'était Abou.

— La Tunisie... articula Bryson, le souffle court. Il... il allait faire un coup d'État, avec ses fidèles... ses fanatiques. Je me suis infiltré, j'ai soutenu divers groupes d'opposition, et ai fini par découvrir qui, au palais présidentiel, jouait pour les deux camps...

Ce n'était pas un souvenir agréable. Il n'oublierait jamais le carnage sur l'avenue Habib-Bourguiba. Ni le moment où Abou l'avait démasqué et presque tué sur place.

— Examinons la suite des événements. Vous l'avez fait tomber et livré aux autorités tunisiennes.

C'était la vérité. Il avait confié Abou à un groupe de confiance de la Garde nationale, qui l'avait mis en prison avec des dizaines de ses partisans.

— Et qu'est-il arrivé ? demanda Dunne, d'un ton plein de sous-entendus.

Bryson haussa les épaules.

— Il est mort quelques jours plus tard dans sa cellule. Je n'ai pas versé une larme sur son sort.

— Je ne peux pas en dire autant, répliqua Dunne d'une voix soudain glaciale. Abou était l'un de nos agents, Bryson. Un homme à moi, pour être précis. Je l'ai entraîné, formé. C'était notre atout maître dans toute la région. Et je parle de tout le Sahara !

— Mais le coup d'État... rétorqua Bryson faiblement, les pensées se bousculant dans sa tête.

Plus rien n'avait de sens !

— Un leurre, pour qu'il puisse conserver la confiance des autres fanatiques. Il dirigeait le Al-Nahda, soit — un exercice périlleux. Abou travaillait pour nous en secret. Il était obligé de se mouiller avec le Al-Nahda s'il voulait survivre. Vous croyez qu'il est facile de pénétrer les groupes terroristes, en particulier le grand Hezbollah ? Ils sont si suspicieux. S'ils ne vous connaissent pas depuis le berceau, ils veulent vous voir faire couler des litres et des litres de sang — et du sang israélien — avant de vous accorder leur confiance. Abou était un enfant de pute aux manières brutales, mais c'était notre rejeton ! Et il n'avait pas le choix. L'important, c'était qu'il s'approchait de Kadhafi. Très près. Si Abou réussissait son putsch, Kadhafi comptait annexer la Tunisie, en faire une sorte de province libyenne. Abou allait devenir le grand copain du colonel. Nous étions sur le point d'avoir une influence directe sur tous les groupes terroristes du Nord-Sahara. C'est alors que le Directorat lui a tendu un piège, et donné de fausses munitions ; le temps que nos hommes découvrent le traquenard, il était trop tard. Vingt ans de travail réduits à néant. Un coup de maître. Chapeau bas aux petits génies du Chakhmatisti ! Une idée magnifique, vraiment : une agence de services secrets américaine allant ruiner le travail d'une autre ! Vous voulez que je continue ? Songez au Népal et à ce que vous avez réellement accompli là-bas... Et à la Roumanie... vous pensez avoir aidé le pays à se débarrasser de Ceausescu... quelle bouffonnerie ! Tous les membres de l'ancien régime ont changé de veste du jour au lendemain pour constituer le nouveau gouvernement, vous le savez ! Les vassaux de Ceausescu complotaient contre le Vieux depuis des années ; ils ont livré leur chef aux loups pour rester au pouvoir. C'est exactement ce que voulait le Kremlin. Et que s'est-il passé ? Un faux coup d'État, le dictateur et sa femme tentent de s'échapper en hélicoptère qui, comme par hasard, est victime d'une avarie de moteur. Ils se font arrêter et sont jugés par un tribunal fantoche. Le jour de Noël, ils sont fusillés. Tout ça était un coup monté, et qui en a profité ? Une à une, les républiques d'Europe de l'Est s'écroulaient comme une enfilade de dominos, se débarrassaient des vieux apparatchiks, optaient pour la démocratie et se détachaient du bloc soviétique. Mais Moscou ne voulait pas lâcher la Roumanie. Ceausescu devait partir, il était néfaste pour leur image. Il était un caillou dans leur chaussure, et cela ne datait pas d'hier. Moscou voulait conserver la Roumanie, garder ce fief important pour sa sécurité, installer au pouvoir une nouvelle marionnette. Et qui était là pour faire le sale boulot ? Qui d'autre que vous et vos amis du Directorat ? Nom de Dieu, vous en voulez encore ?

— C'est absurde ! s'emporta Bryson. Vous me prenez pour un demeuré ou quoi ? Le GRU, les méchants Russes, tout ça c'est du passé. Peut-être que vous autres cow-boys de la guerre froide à Langley n'avez pas la télé... Je vous rappelle que la guerre est finie !

— Oui, la guerre est finie, répliqua Dunne d'un souffle rauque, presque inaudible. Et pourtant, pour des raisons étonnantes, le Directorat est toujours bel et bien vivant.

Bryson le dévisagea en silence, ne sachant que répondre à ça. Il sentait son cerveau en ébullition, ses neurones palpiter, les synapses en surchauffe, lâchant des gerbes d'étincelles.

— Je vais être honnête avec vous, Bryson. Il fut un temps où je vous aurais bien tué de mes propres mains. Mais c'était avant que je ne découvre le pot aux roses, la façon dont fonctionne le Directorat. Aujourd'hui, jouons cartes sur table. Ce serait un mensonge de vous dire que nous avons tout compris. Nous n'avons que des bribes, des morceaux épars, rien de plus. Pendant des dizaines d'années, il y a eu des rumeurs, rien de plus tangible que des aigrettes de pissenlit emportées par le vent. Après la Détente, toute l'organisation s'est mise au ralenti, du moins autant que nous puissions en juger. C'est comme cette vieille histoire de l'aveugle et de l'éléphant. On parvient à tâter une trompe ici, un bout de queue ici, mais on n'a aucune idée de la bête à qui l'on a affaire. Ce que nous savons en revanche — car nous vous avons surveillé toutes ces dernières années — c'est que vous vous êtes fait abuser. C'est pour cette raison que je vous parle gentiment et que je ne vous étrangle pas à mains nues. — Dunne lâcha un rire aigre, qui se mua instantanément en quinte de toux, une toux de fumeur. — Pour l'instant, nous en sommes réduits à faire des spéculations ; tout porte à croire qu'après la guerre froide, l'organisation a coupé les ponts avec ses premiers maîtres et que le pouvoir est passé dans d'autres mains.

— Lesquelles ? demanda Bryson d'un air soupçonneux et renfrogné.

Dunne eut un haussement d'épaules.

— On n'en sait rien. Il y a cinq ans, le Directorat a paru entrer dans une phase d'hibernation. Vous n'êtes pas le seul agent à avoir été mis sur la touche. Ils ont été légion à se retrouver dans votre cas. La maison avait peut-être décidé de mettre la clé sous la porte ; c'était une éventualité... Mais aujourd'hui, nous avons de bonnes raisons de croire que la bête s'est réveillée.

— Comment ça « réveillée » ?

— Nous ne sommes sûrs de rien. C'est la raison pour laquelle nous sommes entrés en contact avec vous. Nous avons entendu des bruits de couloir. Vos anciens patrons s'emploient à acquérir des armes en quantité, pour des raisons que nous ignorons encore.

— Que vous ignorez... répéta Bryson d'un ton monocorde.

— C'est comme s'ils se préparaient à initier une déstabilisation planétaire — c'est du moins ainsi que nos savants analystes formulent la chose, avec leur cul pincé et leur air supérieur. Mais une question demeure, pourquoi ? Dans quel but ? Nous n'en avons pas la moindre idée. Et comme je dis toujours : ce qui me fait peur, c'est justement ce que j'ignore.

— Intéressant, lâcha Bryson, sardonique. Vous entendez des « rumeurs », vous faites des « spéculations », vous me projetez un diaporama comme un conseiller en communication, mais vous n'avez aucune preuve de ce que vous avancez.

— C'est justement pour cette raison que j'ai besoin de votre concours. Le vieux système soviétique a peut-être disparu de la planète, mais les généraux sont toujours de ce monde. Prenez le cas du général Bouchalov : il est encore sur le devant de la scène politique en Russie. S'il se produisait un événement fâcheux qu'il puisse imputer aux États-Unis, je suis sûr qu'il serait catapulté aux commandes du pays. La démocratie ? Un tas de Russes diraient « bon débarras ». A Pékin, il y a un mouvement réactionnaire très puissant à la fois au sein du Congrès du peuple et du Comité central. Sans parler de l'ALP, l'Armée de Libération du Peuple, qui est une force autonome en elle-même. Il y a beaucoup de yuans en jeu, et un grand pouvoir à la clé. Une faction a peut-être fait fusionner les restes de l'équipe des Chakhmatisti avec une poignée de leurs frères pékinois. Mais on nage en plein brouillard. Personne ne sait rien, à l'exception des méchants, et ce n'est pas eux qui vont vendre la mèche.

— Si vous croyez vraiment que je suis un pantin qui s'est fait avoir dans la plus grosse arnaque du siècle, je ne vois pas en quoi je peux vous être utile.

Les deux hommes se regardèrent un long moment sans sourciller.

— Vous avez fait vos classes avec l'un des chefs, l'un des pères fondateurs ! Gennadi Rosovski. En Russie, son surnom était « Volchebnik », le Sorcier. Cela vous met sur la voie ? — Dunne se risqua à rire et essuya une nouvelle quinte. — Vous êtes l'apprenti sorcier.

— Allez vous faire foutre ! explosa Bryson une fois encore.

— Vous savez comment fonctionne Waller. Vous étiez son meilleur élève. Vous devinez ce que j'attends de vous, n'est-ce pas ?

— Ben voyons, répliqua Bryson d'un ton aigre. Vous voulez que je retourne dans l'arène.

Dunne hocha la tête lentement.

— Vous êtes notre meilleur atout. Je pourrais faire appel à votre patriotisme, à vos bons sentiments, à votre sens de la justice... Mais nom de Dieu, après tout le tort que vous nous avez fait, vous nous devez bien ça !

Bryson ne savait plus que penser, ni de la situation en général, ni de Dunne en particulier.

— Ne le prenez pas mal, poursuivit le responsable de la CIA, mais si nous voulons débusquer les loups du bois, nous devons envoyer sur leur piste le meilleur limier que nous puissions trouver. Il n'y a pas trente-six façons de vous le dire. — Il jouait toujours avec sa cigarette éteinte, si bien que des brins de tabac commençaient à tomber sur le bureau. — Vous êtes le seul à pouvoir reconnaître leur odeur.

La trahison de Prométhée
titlepage.xhtml
La trahison Promethee_split_000.htm
La trahison Promethee_split_001.htm
La trahison Promethee_split_002.htm
La trahison Promethee_split_003.htm
La trahison Promethee_split_004.htm
La trahison Promethee_split_005.htm
La trahison Promethee_split_006.htm
La trahison Promethee_split_007.htm
La trahison Promethee_split_008.htm
La trahison Promethee_split_009.htm
La trahison Promethee_split_010.htm
La trahison Promethee_split_011.htm
La trahison Promethee_split_012.htm
La trahison Promethee_split_013.htm
La trahison Promethee_split_014.htm
La trahison Promethee_split_015.htm
La trahison Promethee_split_016.htm
La trahison Promethee_split_017.htm
La trahison Promethee_split_018.htm
La trahison Promethee_split_019.htm
La trahison Promethee_split_020.htm
La trahison Promethee_split_021.htm
La trahison Promethee_split_022.htm
La trahison Promethee_split_023.htm
La trahison Promethee_split_024.htm
La trahison Promethee_split_025.htm
La trahison Promethee_split_026.htm
La trahison Promethee_split_027.htm
La trahison Promethee_split_028.htm
La trahison Promethee_split_029.htm
La trahison Promethee_split_030.htm
La trahison Promethee_split_031.htm
La trahison Promethee_split_032.htm
La trahison Promethee_split_033.htm
La trahison Promethee_split_034.htm
La trahison Promethee_split_035.htm
La trahison Promethee_split_036.htm
La trahison Promethee_split_037.htm
La trahison Promethee_split_038.htm
La trahison Promethee_split_039.htm
La trahison Promethee_split_040.htm
La trahison Promethee_split_041.htm
La trahison Promethee_split_042.htm